LE CHAT ET LE GRILLE-PAIN


retour au sommaire général Le grille-pain vous salue bien Une étrange matinée d'Alain Chatartine Chat butterfly
Une soirée tranquille d'Alain Une étrange matinée de Sylvain Chat sans tartine
Une soirée tranquille de Sylvain E-grille-pain Chat minée


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De : sophie_cl
A : PA's home ; Civet de minin
Date : jeudi 16 décembre 1999 00:26
Objet : [Coin Coin]

"Le Canard enchaîné" du mercredi 8 décembre 1999 - Article de Jean-Luc Porquet.

Le grille-pain vous salue bien

Seattle a beau avoir échoué, les grille-pain ne s'en portent pas mieux. Car le grille-pain fait partie de ces produits pour lesquels, comme le dit Jacques Gairard, pédégé de Seb et donc expert incontestable en grille-pain, "la messe est dite" ("Libé", 27/11). A l'instar du sèche-cheveux, cet ustensile "banalisé, sans innovation technologique possible, qui répond à des besoins simples", relève du bas de gamme. Du coup Seb n'en produit plus et a largement licencié ses petites mains confectionneuses de grille-pain (dix "plans sociaux" en dix ans): la messe est dite.

Car ce que vous voulons fabriquer, nous autres quatrième puissance mondiale, ce sont des produits haut de gamme, bourré d'inventions technologiques, qui répondent à des besoins sophistiqués et dégagent de grosses marges bénéficiaires. Les grille-pain sont désormais produits en Asie, où comme on sait le pain est quasiment inconnu car on lui préfère le riz, mais ce n'est pas grave, la mondialisation en marche obéit à sa propre logique, notamment à la fameuse loi de Ricardo, credo de base de tout libéral qui se respecte et socle conceptuel de l'OMC: d'après Ricardo (qui a découvert ça en 1817, chaque pays dispose d'"avantages comparatifs" dans la production de certains produits (l'Italie est meilleure dans la mozzarella que dans la Guinness, et pour l'Irlande c'est l'inverse), et doit donc se spécialiser dans cette production-là afin d'en inonder le monde entier, qu'on aura préalablement débarrassé de ses encombrantes barrières douanières. Quel est l'avantage comparatif de l'Asie en matière de grille-pain? Le faible coût de sa main-d'œuvre, et rien d'autre.

D'où cette angoissante question: quand l'Asie et le reste du monde auront, par la grâce du marché, élevé leur niveau de vie et fait disparaître toute main-d'œuvre à vil prix, quel pays acceptera de se spécialiser dans le grille-pain? Aucun. Alors on verra l'agonie, puis l'extinction du grille-pain. Le grille-pain deviendra un objet rare, et cher. Guignant ce bon créneau, des industriels du luxe se mettront au grille-pain. Seule une élite fortunée pourra s'équiper en grille-pain. Ce sera du dernier chic, d'avoir un grille-pain. A moins que la fabrication de grille-pain ne soit récupérée par quelques utopistes anti-mondialistes. Dans des ateliers autogérés, une poignée de militants fabriqueront, par petites séries, des grille-pain, et, ne voulant pas en tirer profit, les vendront avec une plus-value dérisoire. Ils vivront chichement sur le plateau du Larzac, consacrant leur vie à la production de grille-pain rustiques mais d'une robustesse à toute épreuve et facilement réparables. On viendra de loin pour les voir fabriquer leurs grille-pain, mais une antique méfiance les conduira à fuir le tourisme de masse, et à fermer leurs ateliers aux visiteurs de tous les pays du monde mondialisé. Trop tard! Profitant de l'affluence touristique, des petits madelins auront installé des échoppes où ils vendront des grille-pain de leur fabrication, vite faits sur le gaz, avec des composants de piètre qualité, destinés à exploser après avoir grillé cinq ou six tartines, estampillés Larzac et hors de prix. Alors les utopistes du grille-pain, voyant s'écrouler leur rêve d'un grille-pain authentique et proche de la vraie nature du grille-pain, se rendront compte que le grille-pain n'a plus sa place dans le monde mondialisé, et renonceront à cette survivance du passé, aussi inutile et dérisoire que l'est aujourd'hui l'essoreuse de grand'maman.

Et de toute façon, se diront-ils pour se rassurer, ça faisait longtemps qu'on ne trouvait plus de bon pain: parce que pour le pain la messe est dite, et cætera, et cætera.

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