Interior Holandès I, 1928
par Bria, le 5 décembre 2000
View, la petite lunette binoculaire rouge, se pomponnait en chantant.
Elle fredonnait un petit air sans même s'en rendre compte, heureuse d'être joyeuse et réciproquement. Consultant l'horloge pulmonaire, elle se rendit compte qu'il était déjà bientôt huit heures et quart. Elle avait rendez-vous avec Sven à l'heure pile mais sa mère disait toujours qu'on devait faire attendre un peu les kaléidoscopes pour se faire désirer. Sage précepte qu'elle avait elle-même toujours mis en application avec le plus grand succès. View mira son reflet une dernière fois puis se mit en chemin.
Elle se disait qu'elle aimait vraiment beaucoup Sven et avait bien de la chance d'avoir rencontré quelqu'un comme lui dans cette triste fête de la semaine dernière, au foie. Quand elle pensait à son charme et à la cour qu'il lui avait faite, son disque blanc se mettait à tourner à tout rompre.
Passant les bronches, elle s'engagea dans une artère avant d'arriver dans le ventricule gauche où Sven l'attendait déjà. Qu'il était beau !
- Bonsoir Sven. Lança-t-elle espièglement.
- View ! Quelle joie de vous voir ! Vous êtes resplendissante !
- Merci. Vous êtes vous-même sur votre trente-et-un.
- Tenez, je vous ai apporté un petit quelque chose.
- Mon Dieu ! Pour moi ? Qu'est ce que c'est ?
- Ouvrez, vous verrez.
Déchirant le papier cadeau, elle découvrit son présent.
- Oh ! Une station service ! C'est trop, Sven, vous n'auriez pas dû.
- C'est vraiment peu de chose et c'est tant mieux si ça vous fait plaisir.
- Et comment ! Elle est vraiment magnifique. Regardez, il y a même un palmier, une grande coquille Shell et des clients.
- Ainsi qu'une terrasse à l'étage. Je suis content que ça vous plaise. Je n'étais pas trop sûr de moi.
S'ensuivit un moment de silence pénétrant. View, éperdue, cilla délicatement de la languette.
- Venez, je dois vous montrer quelque chose.
View le suivit sans mot dire, parcourant une veine, puis la carotide, puis des capillaires, de plus en plus étroits. Elle était complètement perdue mais confiante. Au détour d'une énième ramification, Sven s'arrêta et lui tendit un bandeau de soie.
- Laissez-moi vous bander les focales, s'il vous plaît. C'est une surprise.
Elle se laissa faire avec un sourire malicieux. Ils firent encore un peu de chemin, Sven la guidant attentionnément mais sans privautés.
Enfin arrivé, il murmura doucement :
- Attention, je vais vous retirer le bandeau.
- Oh ! Sven ! C'est fabuleux ! Où sommes-nous ?
- Juste derrière les globes oculaires.
- Quelle vue ! C'est à peine croyable !
- J'ai découvert ce lieu un jour par hasard alors que mes divagations mélancoliques guidaient mes pas. Depuis, j'y reviens à l'occasion. Et j'ai pensé qu'aujourd'hui serait la meilleure.
- Oh ! Sven !
- View.
Une porte s'ouvre. Un homme, grand, barbu, presque chauve, en sort, une main sur l'épaule d'un petit garçon. A lunettes, avec un bob sur la tête.
Une dame se lève de son fauteuil. Elle tord dans ses mains un mouchoir.
- Madame Miró ?
- Oui, docteur.
- Bien, j'ai les résultats des examens de votre fils. Nous lui avons fait passer des tests psychotechniques, mnémotechniques, pyrotechniques, oulipiques, linguiques, stysiques, analogiques et diurétiques. J'ai consulté tous mes collègues, la conclusion est formelle.
- Dites-moi !
- Votre fils est fou, madame. C'est irrévocable et définitif, je le crains.
- Oh mon Dieu ! Juanito, mon tout petit. Mon pauvre Juan, mais que va-t-on faire de lui ?
- Allons, tout espoir n'est pas perdu, Madame Miró.
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