LES DITS DE PERSIFLEUR PHILIPPE


retour au sommaire des dits Rando brésilienne Le sauvetage du vermisseau Rando dans Londres Truck


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Sur http://casse-roll.net
Le ?
De: fil-hip (fil-hip@maison)

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*Truck*


Alfred sauta souplement de la plus haute marche de son camion, qu'il venait de parquer sur l'immense esplanade au coude à coude avec des dizaines d'autres camions qui avaient convergé là, comme mû par une force irrésistible vers ce lieu d'attraction, ce centre absolu, qu'était le bordel situé sur la route fédérale 54 entre Mannheim et Francfort. C'était un spectacle à soi tout seul que de contempler ce sage alignement de camions, la plupart chromés, gros et surtout richement décorés de graphismes appliqués à l'aérographe par des artistes connus seulement des initiés de la route.

Un camion ça doit être gros ou ne pas être, se mit a penser sentencieusement Alfred pendant qu'il réajustait pantalon et blouson. D'un clic de la télécommande il verrouilla l'habitacle, puis, l'air dégagé fit pivoter le coupe-circuit, se passa la main dans les cheveux, se réajusta à nouveau le pantalon tout en vérifiant si ses bottes à bout pointues brillaient bien.

L'asphalte était tiède de la nuit qui vient juste de tomber, quelques étoiles commençaient à briller dans un ciel encore teinté de rose en direction de l'ouest. Au loin, sur la fédérale des monstres passaient en rugissant, le mugissement de leurs cornes de brume ponctuant leur course et saluant le lieu.

Adossé à une clôture qui séparait le parking d'un champ de betteraves, entre un groupe de pompes à gas-oil et un gigantesque hangar rempli de pneus neufs et de containers maritimes, surhaussé de quelques marches en bois, se tenait le Rotenberg. C'est ainsi que les routier avaient pris l'habitude de nommer le claque du coin. Une lanterne rouge, pathétique et glauque éclairait faiblement la façade.

Avec cette attitude dégagée de vieux habitués à qui on ne la fait plus, dans une semi-pénombre, un petit groupe d'hommes semblait tenir un conseil de grande importance. Un grand rougeaud se tenait au milieu de cette assemblée visiblement improvisée, chaussé de tiags voyantes, les mains plantées dans les poches de son jean, la tête surmontée d'un petit bonnet type commando marine. La discussion semblait animée. Sûrement un dealer en pièces de rechanges fabriquées frauduleusement en Slovaquie ou au Pakistan, se marmonna Alfred à lui même tout en se dirigeant vers la porte à demi-ouverte d'ou s'échappait une lumière jaune.

Il ne se sentait absolument pas concerné par ce genre d'affaire. Bien qu'un remplacement de pièce non agréée constructeur soit une opération financièrement très avantageuse, il n'était pas ici pour ça, son but était de faire une pause, de se couper de la route tout en restant proche de celle-ci. Son but était de se faire agréablement peloter par une femme tout en buvant de la bière, regarder quelques vidéos porno, tirer son coup, puis aller dormir quelques heures dans sa cabine couchette avant de reprendre la route. La routine de sa misère en quelque sorte, l'accomplissement d'un rituel quasi-immuable, l'expression d'une vie ennuyeuse au possible, ponctuée d'arrêts rituels dans les stations services sur l'autoroute, le week-end chez lui avec sa femme, le mercredi soir au claque, le reste du temps sur la route et le sentiment confus d'être à la fois libre et de ne jamais s'appartenir.

Les trois planches de bois disjointes qui tenaient lieu de marches craquèrent lourdement sous son passage. Il poussa la porte, c'était extraordinaire, depuis tant d'années qu'il venait ici, le sas n'avait jamais changé, la même lanterne au bout de son fil électrique, reliée au plafond par un domino de raccordement mal taillé, le même radiateur en fonte, le même tapis rouge miteux aux motifs pseudos persans, le même parapluie couvert de la même poussière planté dans le même porte-parapluie en osier mal dégrossi, la même petite porte à fenêtre aux petits carreaux opaques, les mêmes rideaux, les mêmes chiures de mouches au plafond, la même atmosphère qui le prenait chaque fois qu'il passait ce sas. Alfred poussa la deuxième porte, la matrone des lieux se tenait dans le travers du passage, dans un quasi garde-à-vous, pour recevoir, et surtout filtrer, les clients. Elle reconnu Alfred instantanément.

"Alfred, mon chéri !", s'exclama-t-elle tout en lui prenant le bras dans ce geste large et quasi-enveloppant que caractérisait une grande habitude du contact charnel tout en ne s'impliquant pas soi-même.

"Ha! mon grand, tu arrives au bon moment, il y a une nouvelle petite qui n'est pas encore en main, ce soir, elle est pour toi si tu veux !" Rajouta-t-elle avec un sourire de publicité pour lotion capillaire.

Alfred, fixa tout d'abord le bout de ses bottes, puis en relevant la tête timidement regarda en direction du bar qui était situé sur sa droite, il entr'aperçu, juchées sur de hauts tabourets de comptoir trop grand pour elles, une belle brochette de filles. Des moches, des belles, des grosses, des maigres, des grandes, des petites, des jeunes et des moins jeunes, il y en avait pour tous les goûts.

Certaines pensionnaires du bordel travaillaient là depuis quinze ans voir plus, beaucoup de ces femmes semblaient n'avoir plus d'âge. Ou, tout du moins, il aurait été impossible de décerner un âge à certaines. La majorité d'entre elles était maquillée avec un tel excès que l'on ne pouvait pas distinguer la vraie nature de leurs visages. La position hiérarchique entre les pensionnaires semblait reposer essentiellement sur l'âge et la décoration faciale ainsi que sur une quincaillerie dorée que certaine arboraient avec une grâce de poissonnière en pleine action.

Toutefois, certaines filles étaient jeunes, charmantes, mignonnes, l'œil pétillant et vif, ce décalage entre ces jeunes filles qui auraient pu être étudiantes et les vieilles routières constituait un spectacle à lui tout seul. Alfred cligna des yeux, en reconnu certaines, d'autres lui étaient inconnues.

"Heu, oui ? Heu, ha oui " bredouilla-t-il, "heu, je veux bien, elle est jolie ?"

"Pour être jolie, elle est jolie, une vraie beauté, tu vas voir, elle va te plaire" repris la matrone.

"Tu vois, là-bas... au milieu... en face de la pression !" Elle joignit le geste à la parole et pointa son index en direction d'une jeune fille qui se tenait accoudée au rebord du bar dans une pose un rien guindée.

"Elle est belle, mon grand, hein! OK, je te laisse, tu vois le prix avec elle, si t'en veux bien ! et je t'offre la première bière". Elle lui relâcha le bras, et, tout en pivotant pour se replacer vers l'entrée, la maquerelle s'adressa à la barmaid qui trônait derrière son comptoir.

"Andréa, la première bière du monsieur, c'est moi qui l'offre !"

"Je t'abandonne avec Magali mon chéri, amuse-toi bien!" Et elle repris sa faction devant la porte intérieure du sas, comme si de rien n'était.

"Une Maïs pression, Alfred ?" demanda Andréa à Alfred, qui n'en n'avait pas décoincée une et se dirigeait maintenant, le cœur battant, vers la jeune prostituée dénommée Magali qui le regardait en souriant légèrement.

"Heu, oui, merci" articula-t-il faiblement.

"Bonjour, heu pardon, bonsoir."

"Bonsoir" répondit la jeune fille.

"Heu, on s'assoit."

"En salle ?"

"Ben là il y a une petite table" fit Alfred en montrant une petite table située dans un coin de la salle.

"Alors on y va !" dit la jeune fille, avec une résolution presque masculine, tout en désescaladant son tabouret.

La maquerelle n'avait pas menti, Magali était vraiment splendide, elle avait de longues et fines jambes nues juchées sur de petits souliers de type trotteurs à talons mi-haut, sa peau était finement parsemée d'un duvet blond léger. Une culotte en lycra bleu qui s'échancrait parfaitement entre ses jambes, lui moulait finement et discrètement les bords de son petit sexe qui devait certainement être épilé avec soin et délicatesse. Un tee-shirt, trois fois trop vaste, noué au niveau de son nombril, baillait sur une poitrine menue et ferme, découvrant dans le même mouvement une épaule fraîche et ronde. Ses mains, comme ses chevilles étaient longues, fines et délicates. Ses long doigts fins, ornés d'ongles impeccablement finis, ne portaient rien, de même que son cou et ses oreilles qui étaient libres de toutes joailleries. Ondulant avec une grâce exquise entre les tables, suivie de près par un Alfred qui roulait des yeux dans le vague, Magali se posa avec douceur sur la banquette d'angle qui cernait les trois-quarts de la table choisie par Alfred.

Pendant qu'Alfred prenait place gauchement, elle déplia ses jambes immenses, les croisa puis les décroisa pour finalement les recroiser en s'entortillant les genoux et les chevilles. Même ainsi, on pouvait contempler son postérieur magnifique, galbé et parfaitement détaché de la chute de ses reins. Elle se pencha légèrement en direction d'Alfred, les lèvres mi-closes, et plongea son regard dans le sien. Elle avait de grands yeux verts tirant sur le bleu qu'ornaient des cils et sourcils d'un blond tirant vers l'ambré. Ses cheveux, de la même teinte, tombant librement sur ses épaules, lui donnait l'aspect d'une fée.

"Alors le routier, tu viens pour t'amuser un peu... ici ?" susurra la jeune fille, marquant son "ici" d'une incrédulité affichée.

Alfred semblait frappé d'un mutisme total. Elle enchaîna :

"T'es beau gosse, tu sais !" elle marqua un temps d'arrêt.

"Tu fais du sport pour être costaud comme ça, moi je vais au gymnase tous les matins, et toi ?"

Un très fin duvet, presque transparent, ornait sa lèvre supérieure, de très discrètes taches de rousseurs lui chatouillaient l'arrête du nez ainsi que le pourtour de ses yeux.

"Alfred, moi c'est Alfred, toi c'est Magali, c'est ça ?" crachota Alfred.

"Mais il parle ! Tiens voilà ta bière qui arrive" Magali avait un air gentiment moqueur, ses yeux brillaient dans la pénombre. La barmaid posa le bock de mousseuse sur la table, décocha en direction d'Albert un grand sourire, tapota légèrement l'épaule de sa collègue d'infortune, un peu comme si elle lui disait, 'courage ma belle tiens bon'. Magali se carra posément dans le dossier de la banquette qui craqua légèrement, et elle enchaîna à nouveau.

"Hey ! Relax, cow-boy, ta bière est arrivée !". Elle marqua à nouveau une pause, puis, d'une voix presque ferme :

"Enlève ton blouson, mon cow-boy doit être détendu." Et, joignant le geste à la parole, après lui avoir dégagé l'épaule elle commença à faire glisser maladroitement le blouson d'Alfred le long d'un de ses bras. Elle s'arrêta :

"Fini toi-même, je veux que tu enlèves ce blouson, je veux me mettre contre toi, je veux te sentir contre moi, allez ! " Là, pour le coup, le ton était carrément ferme. Alfred continuait à rouler des gros yeux d'abruti parfait, mais s'exécuta. Gauchement, il s'extirpa de son blouson, le plia en deux le posa sur la banquette, puis, prenant son courage à deux mains, en posa une, mal assurée, sur le genou de la jeune princesse de la nuit, cette petite sœur d'infortune des émotions qui ne s'exprimeraient jamais, compagne éphémère de toutes ces frustrations qui ne s'évaderaient qu'avec la mort accompagnant l'abandon de soi et la résignation d'un sort médiocre.

"Tu, heu, vous, je, heu, vous êtes très belle" recrachota Alfred dans un soupir mourant.

"Tu peux me tutoyer !" fit Magali dans un immense sourire, " Tu peux me tutoyer, ici on se tutoie, tu es routier, dis-moi ?" elle redéplia ses jambes tout en posant sa main sur celle qu'Alfred avait posée sur un de ses genoux. Puis, avec vivacité, elle se colla tout contre lui. Alfred sentait la chaleur de ce jeune corps ferme et sain contre le sien, un indéfinissable et délicat parfum s'en dégageait.

"Tu sens bon, qu'est-ce que tu mets ? " Lui susurra-t-il, mais cette fois-ci, sans crachoter.

"C'est mon parfum naturel, il te plaît ?" répondit-elle.
La situation était complètement bloquée. Alfred, qui d'habitude était si loquace, n'arrivait pas à en décoincer une. Il ne pouvait pas non plus se résoudre à lui balancer, directement, le traditionnel, "combien ?", prélude habituel à une explication tarifaire dont il connaissait parfaitement le canevas. Et qui, surtout, était très utile lorsqu'il n'avait pas franchement envie de discuter. Soit parce que la fille était trop bête, ou trop laide, ou soit parce qu'il avait une féroce envie de baiser qu'il ne pouvait plus contenir. Cela permettait d'enchaîner la sortie. Cette sortie, consistait, explication tarifaire accomplie, à se lever, suivre la fille, monter dans les étages, sortir ses billets, payer la fille d'un air absent et dégagé, effectuer les opérations réglementaires de purge de la prostate, remercier la fille en lui glissant dans un soupir inspiré, un "merci, c'était très bien" tout en se disant dans son fort intérieur que "vraiment, c'était nul, rien ne vaut une vraie fille que l'on peut embrasser sur la bouche" Et puis, une dernière bière enfilée, filer vite fait se coucher dans son camion.

Là, c'était diffèrent, il ne pouvait pas lui balancer au visage le traditionnel "combien ?". Il ne pouvait plus guère partir se cacher. Encore moins changer de fille. La main paralysée sur le genou de Magali, il était coincé.

"Ton parfum ? "fit Alfred sur le ton de l'incrédulité la plus imbécile, "Il me plaît beaucoup, tu es tellement belle, heu... excuse-moi, je suis tout coincé, je n'arrive pas à parler ce soir, j'espère que tu me pardonnes !" En disant ces mots, Alfred sentit son cœur se mettre à battre très fort, une forte chaleur commença à lui monter au visage, il sentit ses mains devenir moites.

C'était terrible, il avait l'impression de souiller une beauté, de détruire une œuvre d'art. Sa main, à lui, celle qui reposait sur le genou de Magali, était devenue un fardeau extrêmement lourd qui le brûlait atrocement. Il essaya de se représenter, un bref instant, ce qui allait se passer, après avoir retiré sa main. Peut être que la peau de cette jeune fille allait être définitivement meurtrie par la marque infamante de ce contact impur et destructeur, comme si l'on avait versé de l'acide sur une statue grecque vieille de 2500 ans. L'esprit de notre héros, ou ce qu'il en restait, était complètement obscurci par cette vision, le cerveau douloureux, la vision en tunnel, comme lors d'une cuite magistrale, il voyait, nettement, une petite femme de pierre, enveloppée d'un voile de tissu fin, orné de multiples et délicates arabesques imprimées en filigrane, chaussée de sandalettes aux lanières enveloppant des chevilles délicates et exquises, arborant une chevelure splendide que n'avait pas altéré les siècles.

S'il avait pu, il se serait amputé de cette main, sur le champ, avant de disparaître pour immoler cette main impure dans les flammes afin de laver l'offense absolue qu'il était en train de faire.

Il essaya de soulever sa main, mais plus encore que la main de Magali qui était encore posée dessus, c'était son bras qui refusa d'obéir. Alors, tout doucement, sans savoir ce qu'il faisait. Mû par quelque force irrépressible, Alfred fit glisser tout doucement sa main sur la cuisse de la jeune fille, plus qu'une glissade, c'était un effleurement atroce, atroce car la jeune prostituée se laissait faire.

Abominable car il ne commandait pas ce mouvement de sa main qui le menait vers cet entrejambe soyeux. Elle écarta légèrement ses jambes, dégageant légèrement sa culotte, par le devant, avec un doigt, comme une offrande païenne, laissant apparaître un petit bout de son sexe qui était effectivement parfaitement épilé.

Inexorablement, la main d'Alfred, toujours guidée par celle de Magali, se dirigeait vers cet entrejambe qui s'offrait à lui. Soudain, dans un mouvement d'une vivacité déconcertante, Magali écarta largement les jambes, le cœur d'Alfred cessa de battre, puis d'un geste ample et précis, elle remis en place le lycra qui enveloppait à nouveau, tel un moulage aux contours parfaits, son intimité brièvement et partiellement dévoilée. Magali resserra à nouveau ses jambes, enleva sa main de celle d'Alfred pour se la passer dans les cheveux puis la posa sur la table, de son autre main, elle se gratta le genoux, d'un air absorbé, ses yeux qui avaient quittés le routier quelques instant, se posèrent sur l'entrejambe d'Alfred. Puis, avec douceur, elle reposa cette main, si brûlante, sur celle d'Alfred qui pour le coup avait arrêté sa progression, involontaire, vers cet entrejambe si brièvement dévoilé. Magali qui fixait toujours intensément l'entrejambe d'Alfred, susurra quelques propos dans une langue qui était inconnue aux oreilles du camionneur. Et, toujours absorbée dans sa contemplation de la ligne de boutons de la fermeture du jean, ses petites lèvres articulèrent un faible, "Si tu veux coucher avec moi c'est 150 DM" suivi aussitôt d'un non moins faible, "Mais si tu préfères parler avec moi, et me tenir compagnie un moment", elle retint légèrement sa respiration, et finalement souffla, "c'est gratuit".

D'un coup, Alfred fut envahi d'une sensation de joie intense, et ce fut avec un soupir de soulagement qu'il enleva sa main de la cuisse de Magali. Du même mouvement, comme si c'était pour exorciser le bref mais lourd instant qu'ils venaient de passer, la jeune fille tapota légèrement, du bout des doigts, la fermeture du pantalon de son client d'un soir. Puis, tout en se cambrant légèrement, elle redressa son buste faisant saillir ses petits seins à travers le tissu de son T-shirt, mais cela n'avait plus d'importance, Magali redressa fièrement la tête.

Sa tenue, d'un aspect parfaitement ridicule, quoique parfaitement adaptée au lieu, ne se remarquait même plus, on ne voyait plus que son visage, un visage de femme. Ce corps de la prostituée, Cette attitude de la prostituée, le comportement de professionnelle du sexe, cette fausse désinvolture, tous cela avait disparu.

Alfred se recala les fesses sur la banquette, s'essuya les mains sur le dessus de son pantalon, puis se souleva légèrement sur ses jambes, se passa les mains sous les cuisses décolla la toile humide de sueur qui lui collait à la peau, et se recala confortablement les fesses sur le cuir de la banquette qui lui paru instantanément et infiniment plus accueillante. Son soulagement était visible, un grand sourire ornait son visage fin, sa peau était légèrement halée et c'était définitivement un beau gars. Tous deux, installés à cette table, formaient ce que l'on pouvait appeler un beau couple. Un couple sain qui aurait, ou peut être même avait déjà de beaux enfants. Un couple qui, par sa prestance, sa présence, ne pouvait être que regardé avec tendresse et indulgence. Le lieu dans lequel ils se trouvaient n'avait plus aucune importance.

Bien sûr, le magnifique papier peint de fond de salle était toujours là, représentant un autre jeune couple, debout, celui-là, se découpant en ombres chinoises, sur fond de coucher de soleil sous les tropiques, au bord de mer à l'ombre des cocotiers. Les mains du garçon tendrement posées sur les hanches de la fille, leurs têtes légèrement inclinées l'une vers l'autre dans une expression de tendresse et d'abandon, les mains de la fille reposant avec délicatesse sur les épaules du garçon, comme après avoir fait l'amour en se roulant dans les vagues. Nus comme aux premiers jours, et donnant la réplique au mur d'en face. Mur sur lequel était accroché un téléviseur géant où se diffusait un western porno avec des cow-boys et des indiennes, doublés en allemand, s'agitant dans des poses grotesques, parodies d'actes sexuels, dans une parodie de ranch texan, au milieu d'innocentes vaches absorbées à brouter leur ration d'herbe, avant d'aller ruminer paisiblement sur fond de halètements et de gémissements simulés et supposés stimulant pour le spectateur.

Accroché au bout d'une chaînette du plus pur style art-déco baroque libanais des années 70, un lustre, composé de plusieurs cercles de cuivre gainés de bandes de cuirs couleur sépia, sur lequel couraient de petits motifs cunéiformes, enveloppait des ampoules électriques en forme de flammes, dont les douilles de fixation étaient posées à l'envers. De petites gouttes de verre de différentes couleurs, accrochées aux cercles de cuivre par de petits tourillons, se balançaient légèrement en s'entrechoquant légèrement sous l'effet de la brise légère dispensée par un ventilateur disposé sur une petite étagère d'angle. Sur les murs tendus d'un tissu qui avait dû être mauve vingt ans auparavant, soigneusement alignées, de petites lampes de cuivre style Orient-Express arrosaient la pièce d'une lumière d'un jaune pisseux.

Ils parlèrent ainsi. Se chauffant l'âme mutuellement de la présence de leurs existences respectives passées. Se décrivant leurs espoirs, également leurs désespoirs, et ils étaient nombreux. Quelques heures passèrent, combien, Magali et Alfred n'auraient pu le dire. La soirée était fort avancée, nos deux jeunes gens en étaient à se décrire leurs futurs possibles, à faire des projections sur l'avenir, le leur. A se décrire la maison qu'ils auraient plus tard, les enfants, le travail, les vacances, et bien d'autres choses simples qui construisent une existence.

"Alors les jeunes, ça bavarde !" C'était Andréa, la barmaid, qui, un torchon à la main, et munie d'un air des plus résolus, venait de lancer cette intrusion dans leur petit monde. Toute de cuir gainée, elle se tenait campée sur ses jambes avec une certaine grâce légèrement teintée d'embonpoint. Légèrement en retrait, toujours raide et un rien guindée, la tenancière du claque arborait un large sourire.

"Pour mon business, ça va !" fit elle, en désignant les bouteilles de Coca-Cola vides qui encombraient la table.

"Maintenant, il faut aussi penser au business de la patronne !" En disant cela, elle désigna, d'un léger mouvement d'épaule la maquerelle qui se tenait toujours immobile et silencieuse derrière elle.

"Alors, qu'est-ce que vous faites ? Faut pas boire toute la nuit, il faut aussi travailler !" cette dernière adresse était à l'attention de Magali qui semblait absorbée dans de profondes pensées.
Alfred se leva, prenant au passage le bras de Magali qui se leva dans le même mouvement.

"Non !" fit il, l'air ferme et décidé.

Au même instant, la tenancière fit un pas en avant, le sourire avait disparu.

"Alfred..." Ce fut son dernier mot perceptible.

Dans un éclat de lumière aveuglante, Alfred sorti de sa torpeur, la tête douloureuse. Le vagissement d'une corne de brume déchira la nuit. La boîte de vitesse du camion craqua douloureusement.

Alfred, alternait les violents coups de freins aux effets du frein moteur en jouant de l'embrayage. Le haut du pare-brise de son véhicule scintilla brièvement sous les effets des éclairages des néons et des lampadaires. La cabine du camion craqua, semblant se désolidariser du moteur. L'attelage oscilla, d'abord légèrement, puis l'ampleur du mouvement s'affirma franchement. La remorque, sous l'effet du freinage d'urgence, sembla pivoter autour du camion tracteur, puis se déporta sur le bas-côté fauchant dans sa course un pylône en béton. Alfred vit dans son rétroviseur, des gerbes d'étincelles jaillir de la chaussée, il entr'aperçu les fils électriques se tordre en fumant.

La remorque passa de l'autre côté de la route, puis, le ciel bascula. Dans un bruit gigantesque, l'ensemble tracteur-attelage se coucha sur le flanc. Glissa encore sur quelque mètres avant de s'immobiliser en travers de la route. L'asphalte était déjà tiède de la nuit qui vient juste de tomber, quelques étoiles commençaient à briller dans un ciel encore teinté de rose en direction de l'ouest.

Alfred s'extirpa lourdement de sa cabine totalement détruite. Derrière lui, la citerne qu'il tractait, et maintenant gisant, renversée sur le côté, glougloutait comme avec délice.

Au-delà des zébrures sur le goudron, traces de gomme, produites par son freinage désespéré. A environ 300 mètres. Un parking, sur lequel était déjà aligné quelques gros camions, un entassement de pneus et de containers maritimes.



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