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Bassin des ouragans, Raphaël Confiant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le "clown de la créolité"

L'île est seulement à quelques encablures. Les cartes géographiques sont formelles, c'est là que vit la "créolité". Nous débarquons après avoir attentivement compulsé notre guide touristique. Nous croisons quelques autochtones appelés ici "Antillais". Certains, des écrivains, nous interpellent : "Ni européens, ni africains, ni asiatiques, nous nous proclamons créoles. Cela sera pour nous une attitude intérieure, mieux une vigilance, ou mieux encore, une sorte d'enveloppe mentale au mitan de laquelle se bâtira notre monde en pleine conscience du monde*." Un peu éberlués, nous comprenons rapidement qu'il s'agit, sur cette île des Caraïbes, d'un débat de fond, d'une problématique vitale. La créolité, nous a-t-on expliqué, n'est pas le résultat d'une synthèse des cultures, ce n'est pas non plus un métissage, c'est une mosaïque où viennent s'imbriquer des dieux hindous, des contes africains, des coutumes chinoises, des vocables levantins, des histoires européennes et des objets amérindiens. Stupeur, un monde en miniature est réuni sur cette petite île. Au cours des siècles, il a élaboré une culture originale et diverse. Et, nous affirme-t-on, ce serait cela la créolité.

Un de nos interlocuteurs se nomme Raphaël Confiant. Il est "chabin". Une catégorie particulière de Noirs à la peau claire et aux cheveux roux. De lui, nous avions déjà lu quel es ouvrages comme Eau de café et Ravines du devant-jour. Il nous racontait le parcours de ces petites gens de la Martinique "du temps de 1'antan". Ce monde créole avec ses grandes et petites joies, ses grandes et petites misères, ses "menteries" et ses "Méprisations". Et ne voilà-t-il pas que M. Confiant se met à inclure dans son texte intitulé Bassin des 0uragans, le sida, Tina Turner, Bernard Kouchner, Santa Barbara, PPDA et l'abbé Pierre. À n'y plus rien comprendre. Mais alors, où sont passés les Thimoléon, de Cassagnac, Julien Thémistocle et Man Léonce rencontrés avec une certaine nostalgie lors des précédents épisodes. "Ils ne sont pas loin", nous dit-il. Peut-on lui faire confiance, lui qui nous avait affirmé il y a un an: "Mon imaginaire s'arrête au milieu des années soixante, quand les usines à sucre ont fermé une à une, concurrencées par la betterave. Quand on a commencé à arracher la canne. Je serais incapable d'écrire "autoroute" ou "télévision" dans un de mes romans. C'est cette société de la canne qui m'intéresse, c'est d'elle que sont nés le peuple martiniquais et sa culture. Même si ce n'est pas une évidence d'être créole. Tout est mosaïque, tout est complexe ici**." Il aurait donc menti. Comme par enchantement, son imaginaire serait passée, sans états d'âme, des années soixante aux années quatre-vingt-dix. Nos plus prestigieux intellectuels pourraient légitimement se questionner : S'agirait-il d'un saut de la créolité dans la modernité ? S'agirait-il de la volonté de renouveler un genre? Ou peut-être simplement de nous faire une bonne blague ?

Raphaël Confiant est un malin. Dans le Bassin des 0uragans, il occupe la meilleure place, celle du narrateur. Il s'affiche, même, et, sans la moindre pudeur, emprunte le nom d'un personnage biblique : Abel. En tout cas les messieurs de l'Académie et la pureté de leur langue ne lui font pas peur. Confiant refuse toits les diktats de la langue., les contorsions de la syntaxe et les impératifs de la grammaire. De tout cela, il n'en a cure. Et pour bien montrer son impertinence., il fait un pied de nez à notre ministre de la Culture en lui assenant coup sur coup des termes honnis par une loi de notre vocabulaire tricolore : cosy, freezer, snack., chicken MacNuggets, hot-dogs, etc. Vous ne le saviez peut-être pas mais Raphaël Confiant est professeur d'anglais. Eh bien oui! Lui, le défenseur acharné du créole, enseigne la langue de Shakespeare. Cela ne l'empêche pas de combattre, de toute la force de ses mots, les langues "impérialistes", celles qui musellent les esprits. Raphaël Confiant alias Abel, à moins que ce ne soit le contraire, se moque de "ces clowns de la créolité" qui voudraient, par exemple, remplacer l'expression "par monts et par vaux" quelque peu anachronique aux Antilles par la formule "par mornes et par ravines". Nous sommes au coeur de l'autodérision. On l'aura compris, dans ce texte comme dans tous les autres, Confiant agite l'étendard de la Créolité. Un drapeau nécessaire pour hisser les couleurs de l'identité antillaise.

Et la politique dans tout cela ? Nous sommes en plein dedans. Faisant office de militant, notre littérateur se moque de la "maman hexagonale" et de cette Martinique dont les contours représenteraient un "foetus". Son île serait touchée par un "infantilisme congénital". Retour à l'Histoire, celle de l'esclavage. La blessure est à fleur de peau. Durant des siècles, l'homme antillais n'a pas pu trouver son autonomie. Par le fer et le fouet, il était relié à ses maîtres blancs. Courbé dans les champs de cannes, il était pris dans le tourment de la déshumanisation. Bien sûr, il y eut les Nègres-marrons, ceux qui surent résister, bien sûr il y eut les révoltes, bien sûr il y eut Victor Schoelcher et l'abolition de l'esclavage en 1848. Mais les mentalités mettent du temps à éponger les humiliations et à retrouver leur indépendance.

Confiant a comme seule arme la puissance de son imaginaire. Une puissance au service de la créolité. La littérature pour la littérature, il n'en a que faire. Pour lui, le message créole est protéiforme. Il se décline à l'infini et ne concerne pas seulement l'espace martiniquais, ni même l'ensemble des Caraïbes. Il va bien au-delà. Partout où des cultures s'affrontent, lui et " les clowns , de la créolité proposent une solution infaillible pour restaurer la paix : la "diversalité". Une façon d'accepter l'Autre dans toute sa différence. Ce cyclone littéraire change parfois de direction et de visage. Il ressemble parfois à une farce. mais c'est pour mieux affirmer sa force.

Le clown aime à jouer sur les registres du tragique et du comique. Raphaël Confiant a décidé d'entrer en piste pour à chaque fois réaliser un numéro inédit. Le publie ou plutôt les lecteurs sont souvent étonnés et quelquefois un peu décontenancés par la cadence des idées et le rythme des phrases. Le " clown de la créolité " a réussi son effet : il a su à la fois faire rire et réfléchir.

Laurent Sabbah

* Eloge de la créolité de J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, Gallimard, 1989.
** Interview publiée dans Télérama, n°2273, 4 août 1993.

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