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La baignoire de Joséphine, Raphaël Confiant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'angoisse du rire Confiant

Quand Confiant rit, il n'est pas seul. Nous, qui disposons de peu d'archives et de filiation littéraires écrites, sommes assez bien pourvus en la matière du rire. Une lignée d'écrivains joyeux* rôde dans les pages que Confiant nous offre depuis Bassin des ouragans, son premier ouvrage paru aux Editions Mille et une nuits. Mais, dans ce rire qui s'élance, jusqu'aux confins de la satire, Confiant actionne aussi la tradition des chansonniers créoles, biguineurs, mazurkeurs de hautes mandolines, qui transformaient le quotidien de l'éclatante ville de Saint-Pierre en mélodies devenues éternelles à force de grâce iconoclaste. Et toute cette population gaillarde, paillarde grivoise, provient en ligne directe du Conteur créole. Ce dernier, soumis au pire des désespoirs (l'esclavage, le déni, absolu, la fuite impossible) se dressait parmi des êtres brisés pour les aider à se reconstruire et, en eux-mêmes, à se trouver une voie. Laquelle était de résister, donc d'exister.

Cette parole fondatrice du Conteur créole (où tant de souffrances gisent) s'était bâtie dans le rire total : humour chaud, humour froid, ironie, moquerie, sarcasmes, impertinences absurdités, cynisme égrillard...

Même lorsque nous aurons rompu les amarres avec lui que nous entrerons en littérature comme on s'agenouille en dévotion occidentale, nous garderons de ce père de notre oraliture l'équation du rire et de l'humour. On la retrouvera partout, en floraison ou en dormance de carême, et même dans les plus terribles fulgurances du Cahier d'un retour au pays natal de M. Aimé Césaire.

Seulement, lorsque j'entends rire en nos terres créoles, je cherche la douleur. J'ai appris - depuis que je hante les cercles de conteurs - que le désespoir, les misères et les désarrois, les chagrins et les angoisses, offraient un terreau fertile au rire. Là, il ne fonctionne pas à contre-emploi, mais dans l'exacerbation d'une lucidité aiguë, d'un vouloir terrible, d'une conscience pleine dégagée des brumes de l'illusion. Avant de savoir que faire et que dire aux esclaves en termes de résistance, avant de savoir où acheminer un zinzolage de vie, le Conteur a tisonné le rire. Avec le rire, il a déblayé autour de lui les asservissantes certitudes, les aliénants sacrés, les interdits de toute nature qui tissaient la domination du Maitre. Avec le rire, il a tout incendié, tout voltigé. L'ordre du réel qui pesait tant aux épaules de ces êtres déshumanisés se vit défolmanté sous les charges corrodantes du rire total. Le Conteur ne se moquait pas de tout, mais il riait de tout, de lui-même pour commencer. Et comme il était capable de rire de lui-même, il s'ouvrait, et il ouvrait à ceux qui l'écoutaient, l'impossible dégras des renaissances.

Autour du rire créole il y a toujours de la nuit, de la mort, de l'angoisse. Confiant connaît cette blessure. Son héros, Abel, que nous suivons depuis Bassin des ouragans, erre dans la sinistre réalité d'un de ces pays que l'on appelle "Dom-Tom" : la Martinique. Un peuple, une terre, transformés depuis 1946 en "département français", se trouvent enfouis sous les abondances de l'assistanat, de la dépendance et de la consommation. Leur langue première défaille, leurs mémoires coulent, leurs traditions s'écaillent, une consommation névrotique (et mimétique de ce qui se fait dans le centre dominant) épuise jour après jour leur réel. Le héros de Confiant voit ses heures rythmées par les bulletins météo qui parlent de neige, d'automne et d'embouteillages sur des périphériques, alors qu'il se trouve en zone tropicale, sur une île créole américaine. C'est un personnage kafkaïen, fou à force de lucidité. Il ne s'est pas métamorphosé en insecte, il s'est investi tout entier dans la démesure satirique. Il ne croit en rien, il hait tout, vit au vol des chances, sans idéal, sans cause et sans projet. Abel s'abandonne à tout pour mieux refuser tout. Pour comprendre ce désabusement, il faut regarder l'état de ces pays que l'on appelle si lamentablement DOM. La dépendance assistée y a tout infect . Les belles luttes pour l'indépendance dans les années soixante se sont soldées, pour la plupart des militants, en recherches de postes politiques où l'on agite des pouvoirs de poulaillers. Les plus purs, idéalistes intègres, rêveurs incorruptibles, ont sombré dans l'aigritude solitaire. Sur l'autel des centres commerciaux, on prie la déesse "Développement> pour qu'elle augmente la manne d'allocations. On gère à tout niveau l'assistanat, la subvention, le plus de pensions, de secours, de salaires, de primes, de détaxes et d'avantages. On se dilue sans production véritable dans un niveau de vie plus qu'artificiel, carrément délirant, qui gîte sur des transferts sociaux. On est gavé et, autour du ventre modernisé, règne le plus pitoyable des silences. Plus d'idées, plus de perspectives, Pins de propositions. Les grèves syndicales les plus féroces ne visent qu'à renforcer ce système mortifère. Les partis politiques les plus actifs établissent leurs fonds de commerce dans cette agonie fastueuse. Et un mal-être flotte dans l'opulence avilissante, là où la liberté s'est échouée. La dignité aussi.

C'est au coeur de ce mal-être que le rire Confiant s'élève. Il prend en charge ce pathétique, ce dérisoire, cette fausse modernité que tout un chacun agite en discours Internet et téléphone cellulaire, cette frénésie sexuelle qui va hagarde, cette boulimie du paraître, ce faux intellectualisme qui n'étale que sa stérilité, cet usage appliqué de l'argot français (et de l'accent) qui pour certains confère un plus d'humanité. Abel vient de tout cela, et il va aux extrêmes. Un critique français s'exclamait, il y a quelque temps, à la sortie d'un ouvrage** de Confiant consacré à Césaire : " Les écrivains antillais écrivent librement à ce que je sache !... " C'est un peu court. Ils n'ont pas de chaînes aux pieds, c'est sûr, ni de menottes aux poignets, et leurs pays croule sous l'abondance des consommables. Tout cela est vrai. Mais, hélas, il n'y a pas que les chaînes qui emprisonnent. J'ai vu (comme Abel) des âmes étranglées sans corde, des dignités rendues exsangues sans arme blanche, le goût de vivre s'étioler sous des frappes invisibles. Je dis qu'il y a une angoisse antillaise qui surgit de temps à autre en émeutes inexplicables, et qui rôde auprès des rutilantes automobiles, des politiciens dérisoires, des magnificences commerciales. Cette angoisse palpite là, à l'abandon, cherchant un peu de vie dans les décombres. Elle étouffe les faibles écritures, éteint les fragiles poètes, rend muet plus d'un artiste potentiel, rend fous ceux qui ont gardé en souvenir l'idée de liberté. C'est dans ce magma que Confiant se lève, élève la voix, prélève son rire. Ce sont les barreaux de cette cage sucrée que son Abel secoue. Maintenant, il vous faut relire cet ouvrage, et tous les autres, et suivre sous l'exubérance, les excès, la satire, ce dérèglement général du réel, la fine et fière musique d'une tragédie qui s'indigne et qui, dans cette indignation même, invoque, évoque, convoque des lendemains possibles.

Patrick Chamoiseau

* Frédéric Marcelin et Fernand Hibert en Haïti, Tonton Dumoco, Gilbert de Chambertrand, Gilbert Gratiant, et le maître, Clément Richer, en Martinique.

** Aimé Césaire : Une traversée paradoxale du siècle, Stock, 1993.


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