Solibo Magnifique, Patrick Chamoiseau
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Solibo Magnifique, Patrick Chamoiseau, Gallimard, 1988 - Quatrième de couverture Pendant le carnaval à Fort-de-France, devant son public médusé, le conteur Solibo Magnifique meurt, victime semble-t-il de ce qu'on nomme là-bas "une égorgette de la parole". S'agit-il d'une autostrangulation qui se produit parfois pendant le discours ? Ou serait-ce plutôt un crime ? Toute l'assistance est bien entendu soupçonnée, notamment un certain "Bateau Français", dit Congo, qui aurait empoisonné le conteur avec un fruit confit, le chadec. Le brigadier-chef Bouaffesse et l'inspecteur principal Évariste Pilon, menant l'enquête, vont jusqu'à mettre Chamoiseau lui-même, auteur de ce roman, en garde à vue. Congo, suspect numéro un, n'y voit totalement laminé. Mais, d'interrogatoire en interrogatoire, jusqu'à l'autopsie, les policiers vont découvrir le monde oublié, finissant, des Maîtres de la parole. Par la magie de son style, cette enquête criminelle est aussi un tableau drôle et poétique de l'univers des conteurs antillais. Préférant au titre d'écrivain celui de "marqueur de paroles", Patrick Chamoiseau, qui, avec Chronique des sept misères, a fait une entrée éclatante en littérature, retrouve la saveur d'une culture menacée et compose, avec un art très singulier, une sarabande de personnages pittoresques dominée par l'émotion et l'humour. |
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Solibo Magnifique, Patrick Chamoiseau, Gallimard, 1988 - Extrait - Parole 1 "Mes amis! Le Maître de la parole prend ici le virage du destin et nous plonge dans la déveine... (Pour qui pleurer? Pour Solibo), paragraphes 1, 2 et 3 Au cours d'une soirée de carnaval à Fort-de-France, entre dimanche Gras et mercredi des Cendres, le conteur Solibo Magnifique mourut d'une égorgette de la parole, en s'écriant - Patat' sa!... Son auditoire n'y voyant qu'un appel au vocal crut devoir répondre : Patat' si!... Cette récolte du destin que je vais vous conter eut lieu à une date sans importance puisque ici le temps ne signe aucun calendrier. Mais d'abord, ô amis, avant l'atrocité, accordez une faveur : n'imaginez Solibo Magnifique qu'à la verticale, dans ses jours les plus beaux. Cette parole ne se donne qu'après l'heure de sa mort tristesse, mi ! et même pas dans un dit de veillée, auprès de son corps parfumé aux bonnes herbes. Se figurant un crime, la police l'a ramassé comme s'il s'agissait d'une ordure de la vie, et la médecine légale l'a autopsié en petits morceaux. On a découpé l'os de sa tête pour briguer le mystère de sa mort dans sa crème de cervelle. On a découpé sa poitrine, on a découpé ses poumons et son coeur. Son sang a été coulé dans des tubes de verre blanc, et, de son estomac ouvert, on a saisi son dernier touffé-requin. Quand Sidonise le reverra, aussi mal recousu qu'un jupon de misère... roye! comment dire cette tristesse qu'aucune brave ne peut laisser noyer ses yeux ?... C'est pourquoi, ô amis, avant ma parole je demande la faveur : imaginez Solibo dans ses jours les plus beaux, en vaillance toujours, avec le sang qui tourne, le corps planté dans la vie en poteau d'acacia dans une boue dangereuse. Car, si de son vivant il était une énigme, aujourd'hui c'est bien pire : il n'existe (comme s'en apercevra l'inspecteur principal au-delà de l'enquête) que dans une mosaïque de souvenirs, et ses contes, ses devinettes, ses blagues de vie et de mort, se sont dissous dans des consciences trop souvent enivrées. À terre dans Fort-de-France, il était devenu un Maître de la parole incontestable, non par décret de quelque autorité folklorique ou d'action culturelle (seuls lieux où l'on célèbre encore l'oral) mais par son goût du mot, du discours sans virgule. Il parlait, voilà. Sur le marché aux poissons où il connaissait tout le monde, il parlait à chaque pas, il parlait à chacun, à chaque panier et sur chaque poisson. S'il y rencontrait une commère folle à la langue, disponible et inutile, manman! quelle rafale de bla-bla... Au billard de la Croix-Mission, au vendredi du marché-viande à l'arrivage du boeuf, sur le préau de la cathédrale après la dévotion, au stade Louis-Achille tandis que nous assassinions l'arbitre, Solibo parlait, il parlait sans arrêt, il parlait aux kermesses, il parlait aux manèges, et plus encore aux fêtes. Mais il n'était pas un évadé d'hôpital psychiatrique, de ces déréglés qui secouent la parole comme on se bat une douce. Au Chez Chinotte, sanctuaire du punch, on s'assemblait pour l'écouter alors que pas un cheveu blanc n'habitait sur ses tempes, et le tafia n'avait même pas encore rougi ses yeux (seul le premier jaune sale avait touché le blanc) qu'un silence accueillait l'ouverture de sa bouche : par-ici, c'est cela qui signale et consacre le Maître. |